Notre
chroniqueur est allé où peu de Québécois vont: en Jamésie et
sur la Côte-Nord, au cours des dernières semaines. Pour sa
seconde chronique estivale sur le Québec du bout du monde,
il a roulé jusqu’à Chibougamau.
CHIBOUGAMAU — Si je vous demande dans quelle région trône
Chibougamau, il y a de grandes chances que vous me donniez
une des deux réponses suivantes : a) L’Abitibi. b)
Chibougamau existe pour vrai ? Bien sûr que Chibougamau
existe. J’y suis allé. Neuf heures de route de Montréal, on
s’y rend en naviguant dans un océan d’épinettes noires, via
la Mauricie et le Lac-Saint-Jean. Puis, soudain, alors qu’on
ne l’espérait plus : Chibougamau.
ILLUSTRATION PHILIPPE
TARDIF, LA PRESSE
Mais j e m’éga re. Dans quel le région, Chibougamau ? Et
Lebel-surQuévillon, sa lointaine banlieue (quatre heures de
route), tiens, tant qu’à y être ?
Si vous avez répondu l’Abitibi, bravo : vous faites la même
erreur que tout le monde, ou presque… C’est en Jamésie. Oui,
je sais, c’est un nom bizarre, pour une région. Mais elle
existe, ne serait-ce que dans l’imaginaire des
fonctionnaires provinciaux. La Jamésie. Même le nom est dur
à prononcer.
Faut-il mettre l’accent sur le « James », et prononcer à
l’anglaise ?
Faut-il mettre l’accent sur le « é », et prononcer à la
française ? Aucune idée. Au fond, on s’en fout. Parce que la
région a un problème plus grand que son nom: l’identité. Ou
plutôt, le manque d’identité. Chibougamau est au coeur de
cette quête.
Mario Fortin, jeune conseiller municipal et candidat déclaré
à la mairie pour l’élection de novembre, ne fait pas de
cachettes. Le leadership politique, en Jamésie, ou dans la
région de la Baie-James, ou dans le Nord, appelez ça comme
vous voudrez, fait défaut.
« On est comme gênés de s’affirmer », dit-il, accompagné de
Jocelyn Cotes, un homme d’affaires du coin qu’il voulait
absolument me présenter. Gênés, Mario ? « Oui. Tiens, Québec
veut développer le Nord. Jean Charest va présenter un Plan
Nord. Ça se jase depuis longtemps. Un prof de l’Université
du Québec à Chicoutimi, Marc-Urbain Proulx, a déjà dit que
le Saguenay– Lac-Saint-Jean devrait se positionner comme la
capitale du Nord. C’est ridicule! Chibougamau est plus au
nord! Sauf qu’on se le dit entre nous autres, que c’est
ridicule. On ne le dit pas haut et fort… »
Jocelyn Cotes, un grand bonhomme qui possède des maisons,
une stationservice, des dépanneurs et d’imposants biceps,
opine du bonnet : « Ici, on est comme divisés, pris entre le
Lac-SaintJean et l’Abitibi. On manque de force. On manque de
leadership. On a de la misère à dire: Ça, c’est notre place…
»
Récemment, Québec a t ranché : c’est par Chibougamau que
passera la route des monts Otish, où des projets miniers
(uranium et diamants) sont en développement. Pas par le
LacSaint-Jean. Petite victoire pour une région qui s’estime
ignorée par le reste du monde…
Qu’importe : ils sont nombreux, à Chibougamau, à croire que
la route, et le développement, et les proverbiales retombées
qui viennent avec, leur sera tôt ou tard « volée » par le
Lac-SaintJean et ses politiciens ratoureux…
Autre sujet de contention, dans le chef-lieu de la Jamésie:
HydroQuébec. Et sa politique, imbriquée dans les conventions
collectives, de commutation des travailleurs.
Commuquoi ? Commutation : les employés de la société d’État
qui travaillent dans les barrages de la Baie-James habitent
le Saguenay ou l’Abitibi. On appelle leur horaire un « 8/ 7
» . C’est-à-dire : sept jours de travail, sept jours de
congé. Et deux demi-journées de voyagement : les avions
d’Hydro trimballent les employés.
Or, Chibougamau a un aéroport. Mais si un Chibougamois veut
travailler dans un de ces barrages, il devra aller habiter à
Rouyn-Noranda. Ou choisir de gagner Chibougamau, après le
vol, par la route (sept heures!).
« La
commutationdes employésplutôt qu’un mode résident pose un
problème pour une région comme la nôtre », a plaidé la Ville
de Chibougamau, en 2006, lors des audiences publiques sur
les effets environnementaux et sociaux du projet de barrage
sur la rivière Eastmain.
Chibougamau souhaite qu’HydroQuébec favorise l’établissement
de travailleurs dans les villes de Jamésie. Traduction: oui
à la commutation, mais à partir de ports d’attache de villes
de la région. Comme Chibougamau. La demande a été ignorée. «
Notre poids politique, dit Mario Fortin, est proche de zéro.
»
Ah, oui. Mario voulait absolument que je rencontre Jocelyn
Cotes. Parce que Jocelyn Cotes est, à Chibougamau, l’homme
qui s’est battu pour convaincre un clown mondialement connu
de venir s’établir à Chibougamau: Ronald McDonald.
« Je me suis battu quatre ans pour convaincre les gens de
McDonald’s d’ouvrir une franchise ici. Ça n’a pas été
évident. Pour bien du monde, y a rien, à Chibougamau! »
Jocelyn Cotes a offert au géant du Big Mac d’héberger une
succursale dans un édifice où il comptait ouvrir une
station-service flanquée d’un dépanneur.
« Quand j’ai mis la pancarte annonçant que McDo s’en venait,
il y a du monde qui ne me croyaient pas. »
Pourtant, c’était vrai. En décembre dernier, le petit McDo
est sorti de la terre et de la neige, près de l’entrée de la
ville, là où la route 167 dépose les voyageurs épuisés…
« Ça monte le standard de notre ville, s’emballe Jocelyn
Cotes. La plus grosse chaîne de franchises au monde a décidé
de venir s’établir dans ce qu’on appelle un trou! »
Jocelyn Cotes n’en revient pas encore. Je pense qu’il se
pince, des fois, le soir, en voyant les arches d’or dans sa
ville. Les Chibougamois non plus: le McDo est toujours
plein, un véritable succès auprès des Blancs et des Cris…
Allons, allons… Ne riez pas. Je vous entends rire d’ici: ce
type s’excite parce que McDo a décidé de venir s’établir
dans son village. D’abord, c’est pas un village,
Chibougamau, c’est une ville. Ensuite, McDo est un symbole.
C’est comme si Ronald McDonald avait , en décembre, déc rété
que Chibougamau existe...
– Dans le fond, t’es fier, Jocelyn. C’est le mot ? – Oui,
oui… – Parce que vous avez un McDo, comme les autres…
– Parce que ça reconnaît, dit Jocelyn Cotes, notre juste
valeur.
Là où la route commence - PATRICK LAGACÉ
Au cours des
dernières semaines, notre chroniqueur est allé où vont peu
de Québécois : en Jamésie et sur la Côte-Nord. Il nous
présente ici une de ses chroniques estivales sur le Québec
du bout du monde.
De tout mon voyage sur la Côte-Nord, il n’a pas fait beau.
Une éclaircie à Sept-Îles, un après-midi de soleil faiblard
à Mingan. Sinon, moche. Mais LCN me réjouissait , à mesure
que j’avançais vers l’est : à Natashquan, il fait beau,
roucoulaient les Miss Météo.
ILLUSTRATION ANDRÉ RIVEST,
LA PRESSE
Ce n’est pas mêlant, l’hymne de mon voyage, c’était j’ai
couché dans mon char, de Desjardins. J’ai roulé 400 milles
sous un ciel fâché... Vous dire à quel point j’avais hâte
d’arriver à Natashquan!
Puis, quand je suis arrivé à Natashquan, j ’ai comme eu
envie d’envoyer une ou deux Miss Météo au goulag : il
faisait un temps affreux, évidemment. Gris, mouillé, humide.
Bienvenue au pays de Gilles Vigneault. Natashquan, bien sûr,
étant le village natal de Gilles Vigneault, notre chantre
national...
J’allais à Natashquan surtout pour rencontrer François
Bellefleur, le chef de la bande innue de Nutashkuan, la
réserve en « banlieue » de Natashquan. Je l’ai cherché :
courriels, appels, je me suis même présenté en personne au
village mais bon, il était introuvable...
Dommage, je voulais faire le portrait de ce jeune chef qu’on
dit « proactif », moderne. Je voulais savoir pourquoi il
appuie La Romaine, entre autres... Pas de Bellefleur.
Restait donc Natashquan-levillage-de-Gilles-Vigneault comme
sujet du dernier papier de cette série. Un paquet de
lecteurs m’ont encouragé, au début de ce périple, à aller
faire un tour à Natashquan. Tous ont parlé d’un village
sympathique, épargné par le temps, qui s’écoulerait plus
lentement qu’ailleurs, où les habitants sont pittoresques...
Je suis allé écornifler au centre touristique, assis à une
table, en lisant quelque recueil de Vigneault . J’espionnais
d’une oreille distraite ce que disaient les touristes, en
débarquant.
Tous – TOUS – parlaient de Vigneault. Un type: « Où est la
maison de M. Vigneault? » Une dame, après 30 secondes,
involontairement comique, sur le ton de la confidence, a
demandé au jeune guide: « Et M. Vigneault, il va arriver
quand? »
Vous dire la vulgarité de cette demande !
On affiche, dans les communautés de bord de mer, la table
des marées. Il faudra peut-être, à Natashquan, afficher la
table des apparitions de Gilles Vigneault, pour satisfaire
les touristes qui débarquent, je le crains. J’imagine
l’affiche :
« 26 j ui l l e t , 14 h 03 : M. Vigneault ira acheter du
pain à l’épicerie.
27 juillet, 18 h 37 : M. Vigneault ira faire une promenade
sur la plage, s’il y a un coucher de soleil. En cas de
pluie, sortie remise au lendemain.
1er août, entre 9 h et 11 h 30 : M. Vigneault jasera avec de
vieux amis, sur le parvis de l’église.
PRI ÈR E DE NE PAS NOURRIR LE POÈTE. »
Puis, plus
tard, une autre dame faisait une conversation enjouée à un
villageois, un petit vieux monsieur à la casquette de cuir.
Elle pa rlait t rop for t et t rop lentement, comme si le
villageois était débile. Si j’ai bien compris, le type à la
casquette était un cousin de M. Vigneault.
Vous dire la joie à peine contenue de la tour iste ! Cou s i
n de Vig ne a u l t , imaginez !
Elle a pris congé de lui en appuyant sur chaque syllabe, 10
décibels trop fort : « ÇA M’A FAIT PLAISIR DE VOUS
RENCONTRER, MONSIEUR! MERCI ! »
Plus tard, ça m’a frappé. Tout ce mythe autour de
Natashquan, « village hors du temps » ? De la fabulation de
touristes, qui vont à Natashquan en espérant vivre dans un
poème de Gilles Vigneault, comme les enfants espèrent voir
Mickey Mouse en allant à Disney. Ce qui est le principal
vice du tourisme : voyager pour trouver exactement ce qu’on
veut trouver...
J e me s u i s d i t q ue M. Vigneault doit parfois avoir
envie de lancer des roches aux touristes qui viennent en
safari dans son village, qu’il n’a pas déserté...
Au bistro L’Échourie, Lucie Martineau, qui y sert les
excellents plats de la maison, et Jennie, étudiante en
sciences infirmières de 21 ans, ont accueilli mes
observations cyniques avec bonne humeur.
Il y a vraiment quelque chose de spécial, ici, oublie les
touristes, m’a dit Jennie.
Il y a les gens, m’a dit Lucie. Et le ciel immense et la mer
et le bois...
Nata shqua n n’es t pa s un endroit spécial parce que
Vigneault en a fait des poèmes et des chansons, a poursuivi
Lucie. C’est le contraire : c’est si spécial que Vigneault
n’a pu faire autrement que l’immortaliser dans ses mots...
Après l e souper, j ’ ai roulé avec Guillaume, le guide
touristique – belge, pas f rançais –, j usqu’au bout de la
138, en écoutant Leonard Cohen à fond la caisse. Disons
d’abord que le bout de la 138 n’est pas Natashquan, mais
quelque part en territoire innu, passé la réserve. Ensuite,
de l’autre bord de la Grande rivière Natashquan, on pouvait
voir la forêt débroussaillée : la 138 qu’on va allonger,
jusqu’à Grand Sablon...
La rivière grondait, direction le Golfe. L’air était pur et
froid sur mon rocher surplombant le cours d’eau. En fumant
sa cigarette, Guillaume m’a dit qu’il vient souvent dans le
coin, qu’il bûche son bois, ici, l’hiver. Qu’il accompagne à
l’occasion des amis québécois venus zieuter là où la 138
finit (ou plutôt, comme l’a observé Vigneault, là où elle
commence)...
Le cynisme qui m’avait assailli s’est peu à peu dissipé.
J’étais bizar rement bien, sur ce rocher, à regarder la
rivière. Loin des touristes, près de mon idée d’une certaine
patrie, je décolérais...
« Je suis loin en maudit, Guillaume, mais c’est con, je me
sens totalement chez moi...
– Tu n’es pas le premier, a répondu mon Belge, à dire ça en
débarquant ici, sur ce même rocher... »
Notre
chroniqueur est allé où peu de Québécois vont : en Jamésie
et sur la Côte-Nord, au cours des dernières semaines. Pour
sa troisième chronique estivale sur le Québec du bout du
monde, il a roulé jusqu’à Matagami.
MATAGAMI — Je me suis pointé à l’hôtel Matagami et il y
avait, devant, des tas de jeunes gens trop bien habillés.
Ah, merde, une noce! Est-ce que le journaliste exténué veut
dormir dans un établissement qui abrite une noce? Non.
Surtout quand il a oublié ses bouchons à Chibougamau.
Je suis donc allé fouiner en ville, à la recherche d’un
autre établissement. Il faisait beau, c’était chaud et
humide.
Matagami, donc. Jadis ville-de-boom, celui de la
construction des barrages du Nord. On l’appelle encore la
porte de la Baie-James. C’est la dernière ville avant
Radisson, construite au pied de LG2, à 600 kilomètres d’ici.
Larges avenues, un aréna, un centre communautaire, un (tout)
petit centre commercial, un Boni-Choix, une école, un
terrain de golf, une épicerie. Et, bien sûr, des bungalows,
piteusement semblables à ceux qu’on voit à Fabreville ou à
Baie-Comeau...
Partout, dans ce voyage au Québec, j’ai croisé
l’unifamilialemoche, rectangle triomphant de mocheté,
uniforme, laid, déprimant. Matagami, en cela, a beau être
loin de la civilisation, elle n’en est pas si loin.
D’autres hôtels? Si. Nulle part où j’avais envie, au pif, de
risquer une nuit. Quand ça ressemble à une épave de
l’extérieur, je frissonne en pensant à la douillette…
Je suis retourné à l’hôtel Matagami. Et finalement, c’était
pas une noce, toutes ces jeunes personnes en robes rouges à
froufrous ou à complets trop grands. C’était le bal des
finissants!
Tomber sur un bal des finissants, par hasard, à Matagami: le
Dieu des chroniqueurs m’a touché de sa grâce…
Surtout qu’il n’y a pas si longtemps, j’étais moi-même en
train de perdre cette bataille avec mon noeud de cravate
(bleue, brodée de fleurs), juste avant mon bal des
finissants, dans un hôtel (de Montréal).
C’était… Attendez que je compte… en 1989. Vingt ans. Non?
Déjà?
J’ai donc épié le bal des finissants de l’école Le Delta, de
Matagami, un soir humide de juin. Une affaire familiale. Les
mères, les pères, les oncles, les tantes, les amis…*
Pas le choix: Huit finissants!
Une belle soirée. Les kids ont distribué des prix à leurs
profs. Le tuteur des finissants, un jeune qui s’appelle
JeanFrançois, a fait aumicro l’éloge de sa petite tribu,
s’attardant aux qualités de chacun, lançant un ultime
encouragement… À Tanya: « Fonce, t’es capable! » À
Kimberley-Ann: « T’as du talent, mais faudra pas t’asseoir
dessus… »
À Gabriel: « Tu vas devenir un bon policier, capable
d’expliquer de long en large aux dames pourquoi tu leur
donnes un ticket… »
i ls étaient huit.
Dans la salle de réception, parents et amis écoutaient,
ravis, l’oeil vif. Drôle de bal des finissants, quand même,
où je crois bien avoir compté une ou deux grands-mamans...
Plus tard,
j’ai accroché Kate et PierOlivier, qui célébraient ce
soir-là la fin de leur secondaire. Maudit qu’on est beau, à
17 ans! Je prenais des notes, en les écoutant me raconter
leur vie avec cet aplomb caractéristique des ados qui ne
savent rien de la vie, et c’est ce que je pensais: on n’est
jamais plus beau qu’à 17 ans…
Kate, petite blonde à robe rouge vif. Pier-Olivier, grand
garçon à la tignasse ébouriffée, au veston noir aux manches
retroussées, façon Don Johnson dans Miami Vice. S’en vont au
cégep, à RouynNoranda. Lui, en sciences de la nature. Elle,
en technique de travail social.
Non, m’ont-ils juré, grandir ici, un peu loin de tout, au
milieu des épinettes, n’a rien d’ennuyant. Bien sûr, c’est
petit. Bien sûr, il faut faire deux heures de route pour
aller magasiner, à Amos. Bien sûr, pour pratiquer certains
sports, c’est pas évident.
Mais Kate et Pier-Olivier m’ont juré ce que leurs parents
m’ont juré : vivre dans une petite ville, où tout le monde
se connaît, c’est chouette, rien à redire…
Ou i , mais allez-vous revenir à Matagami un jour, les
enfants?
Pier-Olivier: « Revenir ici? Je sais pas, ça va dépendre de
mon métier… »
Kate, en se mordant la lèvre: « Non. Je veux devenir agente
d’immigration, il n’y en a pas trop, trop, à Matagami… »
Et un bal des finissants avec grandmaman, ai-je dit à Kate
avec un sourire en coin, c’est pas l’idéal pour faire le
party…
« Leurs bébés s’en vont », a répondu Kate, sans gravité,
pour expliquer l’aspect familial du bal.
J’ai compris, en notant la réponse de Kate, presque étouffée
par une toune poche du DJ: à Matagami, le bal des
finissants, c’est surtout un grand départ.
Les huit finissants de l’école s’en iront, en août. La
plupart à quelques heures au sud, en Abitibi. Mais ils s’en
vont. Reviendront-ils?
Le bal, ici, c’est le temps des adieux. Des adieux très
civiques. Très personnels, aussi. Tiens, vers la fin de la
soirée, le grand prof, Jean-François, a pris le micro. Au
début, je n’ai pas saisi ce qu’il racontait. Puis, j’ai fini
par réaliser qu’il lisait une lettre...
La lettre d’une mère à son fils. Je pensais qu’il s’agissait
d’un truc glané sur le web, miettes de sagesse génériques
qu’on s’envoie par courriel. Mais non, c’était la mère d’un
des jeunes, qui avait écrit un texte pour l’occasion.
Des paroles intensément intimes, qui ont dû lui remuer les
entrailles quand elle les a pondues. Elle sait bien que pour
son grand gars, le cégep à Rouyn n’est qu’une escale sur un
chemin qui va l’éloigner encore davantage de ses bras…
À mesure que le prof avançait dans le texte, le murmure de
la foule s’est tu, pour écouter ces mots d’amour en
crescendo. À la fin, silence ému.
La foule a suivi des yeux Gabriel, celui qui veut devenir
flic. Gabriel a trouvé sa mère et l’a longuement, très, très
longuement serrée dans ses bras, debout, devant tout le
monde, avec ce manque de pudeur qui indique qu’on devient un
homme.
Radisson, si sinistre… - Patrick
Lagacé
Notre
chroniqueur est allé visiter des coins éloignés du
Québec, ces dernières semaines. Il termine ici la
première partie de sa série de chroniques du bout du
monde à Radisson, au pied de LG2. Prochaine étape: la
Côte-Nord.
RADISSON — Radisson est une excroissance des grands
travaux de la BaieJames. Les travaux ont fini par finir,
mais Radisson est resté collé sur la carte géographique.
On dit que c’est le village blanc le plus au nord du
territoire québécois. Et je vous dis que c’est le plus
sinistre. Si, sinistre. Le hic, et on s’en rend compte
assez vite, c’est que personne ne veut être ici. Enfin,
personne ne souhaite vraiment être ici. Tout le monde
fait son temps, comme en prison. En attendant de sacrer
son camp ailleurs…
On vient travailler à Radisson. Sinon, il n’y a rien. Un
resto. Un bar. Une épicerie. Des mouches noires. Bien
sûr, bien sûr, on va vous dire: mais il y a la chasse!
Il y a la pêche!
Mais si tu n’aimes ni la chasse ni la pêche, tu fais
quoi?
Tu travailles. Deux jobs plutôt qu’un, bien souvent…
On vient travailler, faire du cash, à Radisson. Quand on
travaille pour l’État ou une de ses mamelles, le Nord,
c’est payant. Primes, bonus, quelques billets d’avion
annuels vers Montréal payés par l’employeur.
Tenez, prenez Germaine. Ce n’est pas son vrai nom. Mais
si je vous donne son vrai nom, elle va se mettre dans la
merde, professionnellement. Dans un village de quelque
300 personnes, sans oublier 300 employés d’Hydro-Québec
(qui ne sont jamais plus de 150 à la fois: les effectifs
se partagent deux shifts), on pèse ses mots.
Radisson, ce n’était pas le premier choix de Germaine.
Mais c’est payant. D’autant plus que son chum travaille
pour une bibitte étatique, lui aussi. Après cinq, six
ans, ont-ils calculé, ils auront « un bon coussin », une
mise de fonds pour acheter une maison… loin de Radisson.
– Un bon coussin? Combien? – Bah, un bon coussin, là… –
Arrête de niaiser, Germaine, combien?
– À deux? Autour de 80 000$, 90 000$...
Bravo, Germaine. Mais retenez ceci : pour Germaine,
Radisson est un tremplin, une rampe de lancement, une
escale.
Autre ombre sinistre sur Radisson: Hydro-Québec.
Au milieu du village, la société d’État a ses quartiers
: le complexe PierreRadisson. Bunker d’une laideur
soviétique, le complexe abrite les travailleurs affectés
aux barrages du Nord. Qui y vivent en parfaite autarcie.
Ils y dorment (leurs dortoirs), ils y bouffent (leur
cafétéria), ils y suent (leur gym), ils y boivent (leur
bar) et ils s’y divertissent (leur club social).
Vous ne les verrez pas errer en ville. Pas souvent, en
tout cas. Et ça irrite les gens de Radisson, qui
entretiennent avec Hydro la proverbiale relation mêlée
d’amour (beaucoup aimeraient y travailler) et de haine
(beaucoup envient et méprisent les travailleurs qui ne
se mêlent pas à la population).
« Et après leur shift, me dit Germaine, les gars d’Hydro
prennent l’avion et ils s’en vont chez eux. Ils
dépensent ailleurs l’argent qu’ils font ici. »
IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII S’il avait le choix,
Patrice Maltais serait animateur à CHOI, pas à CIAU.
Mais bon, il a 30 ans, il s’est mis à la radio sur le
tard, et c’est ici qu’il fait ses classes. Oui, il aime
ça: il a un micro.
Sauf que Patrice ne travaille pas pour une mamelle de
l’État. Pas payant. Pas de billets d’avion vers le Sud
dans son contrat. Il s’est trouvé un deuxième job,
surveillant de parc, pour la municipalité.
« Il y a de l’argent à faire si t’es logé et nourri.
C’est pas mon cas. Tu viens ici pour décoller dans la
vie », philosophet-il, assis devant moi au seul
restaurant de Radisson.
Patrice ne pêche pas, ne chasse pas. Reste le travail.
Et le travail…
Il est fasciné par les relations entre les gars et les
filles, ici. Disons que les filles ont l’embarras du
choix. « La gent féminine est rare. Il y a 200 requins
pour 40 proies. La fille a le choix, disons. Comme je
dis souvent à ma mère: ici, même la plus laide a le
choix… »
– Bah, il y a toujours l’internet, pour les filles, non?
– Oui. Mais quand tu rencontres une fille sur
l’internet, que tu lui dis que tu habites Radisson,
elles disent toutes la même chose. – Quoi donc? – « On
va rester amis ! » Il m’a parlé d’une fille qu’il
connaît. Même si elle avait un chum, dans le coin, elle
se faisait ouvertement courtiser par d’autres
Radissonniens en rut. « Évidemment, les autres filles la
bitchaient, elle, la nouvelle… »
Patrice me raconte tout ça en riant. Et c’est drôle, en
effet. On dirait une atmosphère de polyvalente. Sauf
que, quand on cesse de rire, qu’on y pense un peu: les
relations gars-filles – fuckées, toxiques, puériles –
ajoutent une autre couche de vernis sinistre à
l’endroit.
IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII Puis, en marge des gens
qui viennent ici pour faire du cash (employés d’Hydro,
Germaine) ou pour « commencer dans la vie » ( Patrice),
il y a ceux qui fuient. Ceux qui débarquent à Radisson
pour tirer les volets sur leur vieille vie…
C’est Germaine qui m’a expliqué la vie des fuyards
pendant qu’on se faisait manger par les mouches noires
dans la rue Pierre-Radisson:
– Prends des parents suivis par la DPJ. Un jour, ils en
ont plein le dos. Tu viens ici et disons que c’est plus
dur d’être suivi par la DPJ. On a déjà eu quelques mois
sans travailleuse sociale, ici. Ou si tu dois de
l’argent à quelqu’un: ça va être long avant qu’un
huissier vienne cogner à ta porte…
– Pourquoi ? a i - j e i ngénument demandé.
– T’es à 2000$ de billet d’avion de Montréal! Ou 15
heures de route…
Voilà. Radisson, c’est ça. Une plaque tournante, un
endroit où personne, ou presque, ne veut prendre racine.
Ah, oui, un dernier truc. Il n’y a pas de cimetière, à
Radisson. Quand je vous dis que c’est sinistre: on ne
peut même pas y mourir.
CEPENDANT — Il y a une raison formidable d’aller à
Radisson: pour visiter les barrages. C’est à couper le
souffle. Il faut voir ça une fois dans sa vie. On sort
de la visite du barrage Robert-Bourassa légèrement
ébahi. Les turbines géantes, le roc taillé sur mesure,
la puissance des lieux, l’évacuateur de crues géant, les
immenses réservoirs au bout de rivières dont on a
modifié le cours naturel: ces ouvrages sont un véritable
Playboy Mansion pour ingénieurs. Tu regardes ça et tu
dis wow, c’est ma tribu qui a construit tout ça. Bizarre
qu’elle ait désormais de la misère à bâtir des CHUM.
Quand t’es bien dans ta peau... - Patrick
Lagacé
Notre
chroniqueur est allé où peu de Québécois vont : en
Jamésie et sur la Côte-Nord, au cours des dernières
semaines. Il nous présente ici une autre de ses
chroniques estivales sur le Québec du bout du monde.
« Tout le monde est tout seul. À Montréal, tu sais, je
pense qu’on peut même être plus seul que dans le fond
des bois. »
MATAGAMI— Stéphane Bérubé habite le Nord depuis 1990.
Une vie, ou presque, à brasser des affaires à Radisson
puis, désormais, à Matagami. Dans la salle de réception
vide de l’hôtel Matagami, il m’a explicitement dit ce
que d’autres m’ont chuchoté à mots couverts depuis que
je me promène en Jamésie: c’est plus facile de réussir,
ici.
Plus facile qu’« en bas », je veux dire.
Stéphane était serveur à Québec. Pas de possibi l ité
d’avancement . Même paie, mêmes assiettes pour les deux
prochaines décennies. À moins d’ouvrir son resto... «
Mais si j’avais ouvert un restaurant à Québec, j ’aurais
fait faillite après trois mois, comme tout le monde. »
C’est donc à Radisson, le village blanc le plus au nord
du territoire québécois, au pied de LG2, qu’il a acheté
son resto. À 2000$ d’avion ou 15 heures de route de
Montréal. Et il n’a pas fait faillite après trois mois.
Il l’a vendu après 11 ans.
« J’ai travaillé fort. Dans le Nord, c’est facile d’être
bon. Il n’y a pas 100 points de référence. C’est facile
d’être le meilleur, même si t’es ordinaire. »
C’est ce que j’ai aimé tout de suite de Stéphane: sa
candeur.
Il me montre son hôtel, un bel établissement, bien tenu,
propre, où on mange bien. Pas un Hilton, mais loin
d’être un trou. « À Montréal ou à Tremblant, avec un
hôtel semblable, je me serais fait clencher! »
La clé? Il revient sur le travail: « Il y a peu de
loisirs, ici. Alors on travaille. Si tu y mets du temps,
de la constance, de la persévérance, ça marche. »
« C’est vrai que le Nord est un endroit où fuir. Il y a
des emplois, et de bons emplois! T’arrives et, tout de
suite, tu peux travailler. J’ai vu plusieurs exemples,
ici, de gars traités comme des héros mais
Le Nord a toujours eu la réputation d’être une terre de
recommencement, une zone franche où on peut « se refaire
» et se faire oublier, où on peut fuir. Il y a des jobs
et, bien souvent, les employeurs ne chipotent pas sur le
CV ou les diplômes... qui, ailleurs, ne se
démarqueraient pas. »
Mais le Nord, c’est un peu désertique, côté social. Il y
a un bar, à Matagami, qui porte le nom de Caribou. Un
terrain de golf. Tout le monde se connaît. Si vous volez
une boîte de Kraft Dinner à l’épicerie, ne vous faites
pas prendre : Amos, c’est loin pour aller faire son
marché.
Stéphane Bérubé, à 42 ans, a l’air d’en avoir 35. Le
Nord, c’est son Klondike, c’est son « Go West, young man
», l’endroit où il a échappé, je le devine entre les
lignes, à une vie ordinaire.
Aujourd’hui, il possède cet hôtel. Il a des maisons,
qu’il loue, à Radisson. Des projets, des buts, des
responsabilités, quoi. Il défend donc le Nord comme on
défend sa patrie...
Tiens, en parlant de ce journaliste de Radio-Canada qui
a exposé des failles de sécurité dans les barrages du
Nord, en 2005, un épisode qui a considérablement nui au
tourisme dans la région, selon lui. « Christian
Latreille ? Il n’est pas le bienvenu, ici. »
J’ai oublié de vous dire : Stéphane Bérubé est gai.
Dur
d’être gai au bout du monde, monsieur l’aubergiste?
« J’ai fait mon coming out à Radisson! Je me suis dit
que je n’allais pas me cacher toute ma vie. Et ça a été
facile. Moins dur que dans le fond d’un rang de village.
De toute façon, quand t’es bien dans ta peau, t’es bien
partout. »
Justement, parlons un peu d’amour...
Pas évident, dans de si petits villages (Matagami : 1200
personnes; Radisson: 500), de trouver l’âme soeur.
Encore moins quand on est gai.
« Si ça me manque d’avoir un chum? Chercher pour
chercher, bof... Même les filles ont de la misère. Tout
le monde cherche comme dans un catalogue, non? Mais on
trouve toujours un détail qui cloche, un défaut... »
Et le voilà, Stéphane, qui repart sur le célibat, qui
afflige tant de gars et filles, ici ou en ville... C’est
une tirade tranquille, je ne lui pose même pas de
questions et, pourtant, Stéphane est intarissable sur le
sujet.
« Y en a-tu, des sites de rencontre sur l’internet! Et
pourtant, il y a plein de monde célibataire. On cherche
la perfection... »
Bah, si tu étais à Montréal, Stéphane, tu pourrais aller
dans le Village, statistiquement tu aurais plus de
chances d’y trouver un chum.
Mon hôtelier sourit, vaguement ironique.
« Il n’y a pas de célibataires, à Montréal? Tout le
monde est tout seul. À Montréal, tu sais, je pense qu’on
peut même être plus seul que dans le fond des bois. »
Montréal S’il se sent « loin » ? La réponse classique,
cabotine, qu’on m’a souvent servie, c’est : « Loin de
quoi? » Oui, Stéphane se sent loin. Mais quand il en a
assez, il saute dans l’avion et va au Mexique. Ou à
Montréal.
Ah, Montréal ! Comme tant d’autres nordiques croisés
dans ce voyage, Stéphane aime son coin de pays. Mais il
aime bien, aussi, ne pas habiter Montréal. « J’aime les
beaux côtés de Montréal. Les magasins, les restaurants.
Mais c’est tout. Je vous regarde courir, stresser, pris
sur les ponts: ça me tente pas! »
Récemment, il a dit à sa soeur, qui lui disait souvent
de revenir, que non, il ne pensait pas retourner dans le
Sud. Chez lui, c’est ici...
Il était temps que je parte. Stéphane m’a déposé à la
sortie de la ville, où commence la route de la
Baie-James. « Moi, j’ai adoré Radisson. Je ne sais pas
si tu vas aimer, m’a dit Stéphane. Ça a beaucoup changé
depuis les années où j’y étais... »
J’ai souligné dans mon calepin, au moment où nous
arrivions à la guérite d’enregistrement, au kilomètre 6
de la route, le passage où Stéphane m’a donné unemiette
de sagesse gratuite: Quand t’es bien dans ta peau, t’es
bien partout...
À côté de la guérite, un 18roues de Kepa Transports
m’attendait, mon transport pour Radisson. J’ai fait les
600 km de route rectiligne dans un océan d’épinettes
avec Reynald Dunn, un type résolument bien dans sa peau.
Je vous en reparle lundi.
La fille du 381 - Patrick Lagacé
Notre
chroniqueur est allé où peu de Québécois vont : en
Jamésie et sur la Côte-Nord, au cours des dernières
semaines. Il nous présente ici la cinquième d’une série
de chroniques estivales sur le Québec du bout du monde.
— Au kilomètre 290, soit environ à mi-chemin sur la
route de la Baie-James, le camion de Raynald Dunn a
croisé un autre 18roues piloté par un de ses collègues.
Le CB s’est mis à crépiter. Tradition: quand des
truckers se croisent, ils jasent. – Ça va ben? – Oui, a
répondu l’autre, ça va ben. J’suis du bon bord!
ILLUSTRATION PHILIPPE
TARDIF, LA PRESSE
– Salut, Jacques, bonne rentrée « en bas » !
Raynald Dunn est chauffeur pour Kepa Transports, une
entreprise de Vald’Or, propriété de Cris. J’aimerais
vous dire depuis combien de temps Raynald conduit des
camions, mais j’ai oublié: impossible de prendre des
notes dans le siège du passager de la cabine d’un
18roues sur la route de la Baie-James. Ça brasse trop.
Chaque semaine, des dizaines de camions de Kepa font
l’aller-retour entre l’Abitibi et la Baie-James pour
alimenter en denrées Radisson et des villages cris comme
Chisasibi, ainsi que les barrages d’Hydro-Québec.
Raynald Dunn a 59 ans, en paraît 10 de moins.
L’expression « droit comme un chêne » le décrit bien. Le
genre d’homme qui joue encore au hockey, qui pédale pour
aller au boulot. En forme. Deux enfants – dont les
photos trônent dans la cabine – un ado et une jeune
femme: Raynald s’est mis à la paternité sur le tard. «
Ça garde jeune! » dit-il.
Bref, Raynald Dunn fait mentir le mythe du trucker à
grosse bedaine qui tient le coup avec des hamburgers et
des photos de femmes en tenue légère dans la cabine...
Deux fois par semaine, Raynald se tape l’aller-retour
entre Val-d’Or et Radisson. C’est lui et ses collègues
de Kepa qui « alimentent » la Baie-James. Si la route
est l’aorte de la Baie-James, Kepa est son sang.
Avec son ancienneté, mon chauffeur pourrait choisir une
autre route, moins monotone...
« Oui, mais la route de la Baie-James, c’est l’fun. Il
n’y a pas de trafic. Et presque pas d’inspecteurs du
transport! »
Aujourd’hui, la remorque de Raynald Dunn est « pleine de
sec », comme il dit : rien de périssable. Il s’en va
décharger tout ça à l’aéroport de Radisson. Dodo dans la
cabine ce soir puis, demain, retour vers l’Abitibi.
Repos, famille, un peu de sport. Et après, hop, envoye «
en haut ».
Bref, Raynald passe sa vie entre « en haut » et « en bas
». Raynald est le petitcousin de Sisyphe.
Raynald Dunn est le genre d’homme à la vie bien remplie:
mille et un métiers, des chantiers de construction en
Arctique (il a travaillé sur un brise-glace de la Garde
côtière) à ce mastodonte roulant qui traverse la taïga
québécoise à 98 km/ h, direction Radisson.
Le genre d’homme, aussi, qui joue de la guitare, qui a
appris à chanter des chansons de jeunes, style Kaïn et
Cowboys fringants, probablement parce que ça garde jeune
ça aussi, de chanter des chansons qui ne sont pas de son
temps dans les fêtes de famille...
Le genre d’homme heureux, j’en ai bien peur.
Le « 381
» est, comme son nom l’indique, la halte routière située
au kilomètre 381 de la route de la Baie-James. Tous les
routiers s’arrêtent au 381, administré par la Société de
développement de la Baie-James. C’est la seule escale
possible entre Matagami et Radisson.
Oubliez tout de suite la halte routière typique dotée de
restos, de tables de pique-nique, de salles de bains et
de verdure.
Pensez plutôt à un camp de concentration. Baraques
préfabriquées qui abritent voyageurs et travailleurs,
deux pompes à essence sorties des années 70, pas
d’asphalte... Auschwitzien, vraiment. Lugubre et laid.
Ça explique peut-être cette ombre dans le sourire de
Sophie Tanguay, 30 ans, qui travaille ici, à la
cafétéria du 381. Abitibienne. Études en déco. S’est
retrouvée ici, au milieu de nulle part, où elle
représente 50% de l’effectif féminin de l’endroit, au
milieu de 13 gars.
« Je finis demain, je suis à bout! Tu peux dire que
j’aime ça, vivre loin. Avant, j’étais au Nunavut. »
Son horaire: 28 jours ici, au 381; 28 jours à travailler
10, 12 heures par jour. Temps libre : télé, web,
baignade. Puis, après ces 28 jours de travail
consécutifs, elle retourne deux semaines à Rouyn.
Je lui demande si c’est le fric qui l’attire ici. Il
faut que ce soit le fric, j’imagine... Eh bien, oui et
non, répond-elle. Non, parce que ce n’est pas payant en
soi : même pas 20$ l’heure.
Oui parce que, pendant 28 jours, « on n’a rien à payer:
on est nourri, logé, on ne dépense pas ». Un mois, ou
presque, à ne pas sortir sa carte de guichet.
« J’aurais bien aimé travailler en décoration, mais j’ai
fini dans le Nord parce qu’il n’y a pas assez d’argent,
en bas... »
Au Nunavut, c’était mieux, dit Sophie. Plus payant. Elle
travaillait en fonction d’un horaire 21/21: 21 jours au
boulot ; 21 jours de congé. Six mois par année, donc.
Elle est partie parce qu’on lui refusait de
l’avancement. Un peu sexiste, le Grand Nord, dit-elle en
essuyant des plateaux de la cafétéria...
Au fond de la salle à manger, Denis Lévesque officiait à
LCN dans un téléviseur silencieux pendant qu’un Cri
montrait son nouveau-né à tout le monde. J’ai noté les
prix: club sandwich et poutine: 15,72$; grosse poutine:
7,97$; club sandwich: 12,18$.
Puis je suis allé manger ma moulée avec Raynald. « Pis,
Sophie? Elle fait pas la baboune comme d’autres ici,
dit-il. Son pot de tips est toujours plein. »
« L’hiver, a lancé Raynald en balayant l’horizon du
bras, on peut voir des aurores boréales, la nuit. C’est
impressionnant, tu les vois bouger dans le ciel... »
Deux heures et demie plus tard, nous arrivions à
destination. Raynald est allé « dépinner » à l’aéroport,
comme disent les routiers quand ils larguent leur
remorque. Je lui ai demandé d’arrêter à la sortie de
l’aéroport, pour photographier un panneau routier.
Radisson: 30, Centrale LG1: 67, Nemiscau, 434.
Je suis remonté dans le camion, soudainementplus léger,
quiamis le capversmon hôtel. La radio-satellite poussait
les premières notes de Glory Days, de Springsteen, quand
nous sommes entrés dans Radisson, à la tombée du jour.
Il était 22h.
La grosse vie sale - Patrick
Lagacé
Notre
chroniqueur est allé où peu de Québécois vont : en Jamésie
et sur la Côte-Nord, au cours des dernières semaines. Il
nous présente ici la première d’une série de chroniques
estivales sur le Québec du bout du monde.
LAC MISTASSINI — Sur le bateau, j’ai eu un flash. Que j’ai
gardé pour moi, bien sûr. Mais ça m’est tombé dessus comme
une tonne de briques : ici, je suis parfaitement inutile.
Pire: ici, je suis un poids, un fardeau. Ici? Au milieu du
lac Mistassini, au nord de Chibougamau, à la pêche, un jour
de ciel bleu glorieux de juin dernier.
J’ai eu l’idée d’un road trip au Québec pour cette série
d’été. J’avais envie d’aller voir où on ne va jamais, ou
presque. Évidemment, j’ai mis le cap sur Chibougamau, ville
qui représentait, quand j’étais petit, le bout du monde…
Là-bas, je suis tombé sur Frédéric Verreault, qui travaille
chez Chantier Chibougamau, la scierie qui emploie des
centaines de personnes. Aussi bien dire le poumon de la
ville. — Tu viens dans le Nord? Faut que tu ailles à la
pêche! Je t’arrange ça… — La pêche? Pourquoi ? Ils en
vendent, au IGA… Frédéric a donc enrôlé un autre Frédéric
(Boudreault) et Pascal Morissette, également employés de la
scierie, pour montrer au journaliste de Montréal une tranche
de vie du Nord. Sur le lac Mistassini, lac mythique, dit-on,
pour les pêcheurs...
C’est, en tout cas, le plus grand lac naturel du Québec:
2300 km carrés. Presque 10 fois plus gros que la superficie
de Montréal…
C’est pour ça que Pascal Morissette a un gros pick-up. Un
très gros pick-up: pour tirer son gros bateau, qui lui
permet de faire de gros voyages de pêche.
Pascal est notre guide, en cette journée radieuse. Un gars
de bois. En cinquième année, il suivait déjà son père à la
chasse. Chaque automne, il désertait l’école. Il se souvient
encore de la première fois qu’il a tué. Il raconte, debout à
l’arrière de son bateau:
« J’étais tout seul dans ma cache, avec ma .303 et mon petit
poêle, pour manger. Pis là, j’ai entendu un orignal. Je l’ai
vu, il approchait. Je shakais tellement! Je l’ai enligné… »
Pascal mime le geste, lève la carabine imaginaire, ferme un
oeil. « Boum. » La bête est morte. C’était pas un orignal,
c’était un caribou.
Et lui, Pascal, avait 11 ans.
Frédéric Verreault, Fred I, a commencé en lion: moins de 10
minutes après avoir lancé sa ligne, il a sorti un IMMENSE
poisson, dans une petite baie, le salopard.
Puis, Fred II a pris quelques dorés, perché à l’avant du
bateau, silencieux mais sans pitié pour les poissons.
Pascal, lui, veillait à ce que je n’éborgne personne en
lançant ma ligne à l’eau, il ne prenait rien: il
m’enseignait…
Rien à faire. Je ne prenais rien. Ou presque…
Dans toute ma journée de pêche, je n’ai pris qu’un seul
poisson. J’oublie son vrai nom, mais les gars de bois se
sont moqués en le voyant : « Un téteux, t’as pris un téteux!
»
Il paraît que ça ne se mange pas, un téteux. On l’a remis à
l’eau.
Pascal a mis un autre CD de country dans le lecteur. Du
country! Musique du terroir. Quand il était petit, c’est ce
que le père de Pascal faisait jouer, à la pêche. Il a acheté
une machine qui transfère sur CD des chansons de cassettes.
D’où ces
chansons de Serge Lebrun, f leuron du country québécois, qui
accompagnait notre virée sur le lac. « Je ferais pas jouer
ça dans mon salon, a dit Pascal, mais à la pêche, c’est
vraiment un incontournable… »
Un extrait, tiens, je vous sens curieux: « Hey, chummy,
lâche la routine, prends ta canne à pêche, ta carabine… On
s’en va pêcher l’alose, et pis chasser l’ours à
Mont-Laurier… »
Un huard est passé en flèche à bâbord. Gros oiseau filant
comme un missile. N’eût été du coin-coin bizarre qu’il a
fait, on ne l’aurait pas vu.
Pascal : « C’est pas la grosse vie sale, ça? »
Parlant de tracas, un orage nous est tombé sur la tête. Nous
avons mis le cap sur le rivage, vers le camp de pêche d’un
Indien. L’Indien n’était pas là. Un écriteau nous a
accueillis, en anglais : Vous pouvez dormir ici, mais
ramassez-vous.
Pascal m’a donné un couteau:
— Tu vas préparer les filets?
— Moi?
— C’est pas dur, tu vas voir… J’écoutais Pascal en pensant à
ce livre de Jean-Paul Dubois, Hommes entre eux. Dubois met
en scène un homme des bois qui vit en harmonie totale avec
la nature, Floyd Paterson. Le genre d’homme qui pourrait
survivre à la fin du monde.
Ce Pascal Morissette est du même crin. Il n’a pas besoin de
la civilisation pour survivre.
Moi? Moi, je meurs quand les tablettes du IGA sont vides,
évidemment.
Le doré gigotait encore quand, en décrivant un U, j’ai
enfoncé le couteau sous la branchie, travaillant jusqu’à la
queue. Je venais de le tuer. Et j’allais le manger.
J’ai exhibé mon premier filet, tout fier. Pas loin de nous,
Fred II avait préparé un feu, il faisait cuire de la viande:
ours, caribou, orignal, chevreuil. Pascal a pris le filet de
doré de ma main, l’a posé sur la planche de bois.
« Touche », m’a-t-il dit, sourire en coin.
J’ai touché. Il y avait, je ne sais trop comment dire, comme
un pouls dans la chair du doré, encore un semblant de vie
dans ce qui allait nous nourrir.
Àtable, nousavonspréparé le repas. Drôle à dire, mais
c’était une expérience intensément québécoise. Nous étions
là, perdus dans le bois, en banlieue de Chibougamau, dans la
cabane d’un Cri inconnu, à manger de la viande d’animaux
sauvages tués par Pascal, homme des bois…
C’était, évidemment, épouvantablement bon. L’ours, surtout.
Et le doré? Je ne me souviens pas d’en avoir mangé du
meilleur. Rien, mais rien à voir avec celui qu’on pêche à
l’épicerie…